Let's rock!!
Les
concerts de rock me manquent. Je dis ça parce qu'après avoir écumé
d'innombrables salles pendant des années, la moisson de décibels est
plutôt maigre ces derniers temps. Bon quand je parle de concert rock,
je ne fais pas référence aux shows sponsorisés par des marques de
bagnoles qui entrainent des hordes de jeunes décervelés à s'entasser
comme des sardines en boîte sur les pelouses des stades du monde
entier, à la recherche de l'ultime frisson devant le spectacle
pathétique d'ex-stars quasi séniles se singeant elles-mêmes. Pour moi
les Rolling Stones payés par Volkswagen ne valent pas mieux qu'un
rassemblement de majorettes le 14 juillet sur une place publique.
Le
rock, cette formidable énergie qui a permis tant de digressions, ne
s'épanouit correctement que sous trois conditions. Tout d'abord les
musiciens une fois sur scène ne doivent penser qu'à une chose, aux
sensations que leur guitare, basse, batterie, chant vont produire
auprès du public. Ensuite il faut que la scène soit de dimension
humaine. J'entends par là un lieu où le public pourra percevoir le
moindre battement de paupières des membres du groupe, voir la plus
petite perle de sueur couler sur leur front, observer avec précision
l'intense jubilation du guitariste au fond de sa rétine au moment où il
envoie à la volée son solo le plus destructeur. Enfin, il est
indispensable que le public ne soit composé que d'individus qui
conçoivent un concert comme une profession de foi. J'ai trop vu de
publics poseurs pour constater que bon nombre de spectateurs ne sont là
que pour se montrer, pire, pour s'exclamer plus tard "J'Y ETAIS!!!"
sans avoir compris ce qui s'était passé devant eux.
C'est pas
vrai. Mes voisins ont décidé d'organiser un concours de sonneries de
réveil ou quoi? Cela fait plusieurs jours que ces horribles machines
donnent de la voix à toute heure de la journée et de la nuit (il est
1h00 du matin) sans que personne ne réagisse. Ces horribles bip-bip me
vrillent la cervelle. Plutôt que des boules Quiès, je choisi un p'tit
rosé de Provence. Au moins si j'entends des cigales, je saurai pourquoi.
Ce
samedi ne s'annonçait pas sous les auspices les plus rock'n'roll. La
huitième étape du Tour de France avec enfin un début d'explication
entre les cadors du peloton dans la côte de la Schlucht allait
m'occuper une bonne partie de l'après midi. Tous les suiveurs de la
grande Boucle étaient d'accord pour dire que cette première difficulté
donnerait une bonne indication sur l'état de santé de Lance
"E.T." Armstrong. Ayant l'habitude de suivre ce genre d'évènement à la
fois sur ma télé, mais également sur l'écran de mon ordinateur pour
observer le profil du parcours, je constatais au moment où ceux
qu'Albert Londres a nommé les Forçats de la route entamaient leur
grimpette, que ma messagerie me lançait un clin d'oeil. Un ami bassiste
m'indiquait qu'il se produisait le soir même avec son groupe. Je lui
répondais qu'il me serait difficile de répondre positivement à son
invitation car je devais me rendre à un apéro-fiesta chez une amie qui,
il est vrai, ne me laisse pas indifférent. Je sais, cela ne colle pas
avec ce que j'ai pu écrire précédemment, mais les plaisirs de la chair
sont parfois plus assourdissants qu'une Gibson branchée à un Marshall
100 watts. Toutefois, mon correspondant insistant sur la nécessité que
je vienne assister à son concert, j'en conclu qu'après tout les
meilleures soirées sont celles où on arrive en retard.
Je ne
sors pas souvent hors de la frontière-périphérique qui entoure Paris.
Le concert se déroulait à Saint-Ouen, aussi, pour éviter toute
distorsion spatiale au coeur de la banlieue, je décidais de m'organiser
un peu, ce qui signifie m'arranger pour bien mémoriser l'adresse du
café-concert. Ligne 4, station Clignancourt, sortir aux Puces puis
prendre à gauche pour rejoindre un peu plus loin la rue où se situe le
Picolo. Un petit détail quand vous empruntez cette ligne de métro.
Qu'il fasse à l'extérieur -40 ou +35, il y règne une chaleur
incompréhensible. Comme si la RATP souhaitait que les usagers, non
contents de subir les effluves fétides de ce gros intestin urbain,
devaient également se transformer en papillotes trop cuites.
Le
retour à l'air libre sur cette place qui servit d'échafaud à Mesrine a
ce côté très speedant des samedis en fin de journée, quand tout le
monde se presse sur les trottoirs, les bras chargés des trophées de la
course à la consommation. Tel un missile à tête chercheuse,
j'avance d'un pas décidé dans cette foule, ignorant les reflets
brillants des vitrines qui s'allongent sur mon chemin, avec une seule
idée en tête, trouver le plus rapidement possible le lieu où mon ami
m'a donné rendez-vous afin de commencer à remplir mon estomac de bière
et mes oreilles de riffs bien saignants. C'est là que ça se gâte.
Derrière la Porte de Clignancourt, les Puces de Saint-Ouen s'étendent
tel un marécage brumeux pour qui n'est pas habitué à déambuler au sein
de ses multiples artères. Après plusieurs minutes d'une marche scandée
par les potins de la rue, au milieu d'un amoncellement d'articles de
contrefaçon à faire rougir de plaisir un douanier en manque de flag,
j'ai soudain la désagréable sensation que mes pas m'ont entrainé un peu
plus loin qu'il ne le fallait. Merde, ça sent la galère. Il fait chaud
et mon instinct me dit que je vais avoir droit à une visite gratuite.
Les rues défilent, identiques comme peuvent l'être celles de ces villes
redessinées par le froid compas de l'urbanisme d'après-guerre. Pas
moyen également de trouver quelqu'un pour me renseigner, non pas que je
n'ai croisé personne, mais au bout de plusieurs "désolé, mais ça fait
trop peu de temps que je suis installé ici", on comprend vite que la
force financière qui pousse les parisiens à émigrer vers la bordure
extérieure n'est pas qu'un mythe.
Complètement déshydraté, je
rejoignais enfin le Picolo. Saloon des temps modernes, ce café-théâtre
niché au coeur des Puces m'apparaissait telle une oasis. Une vitrine
pas très nette surplombée d'une enseigne qui précise encore que dans un
passé lointain on y servait une "cuisine bourgeoise", un comptoir sur
la gauche d'où s'échappe la conversation aux accents balkaniques de la
serveuse, un petit escalier descendant vers ce qui tient de scène, et
déjà les va-et-vient frénétiques d'une bande de chevelus qui
s'affairent pour installer leurs instruments. A.... m'avait prévenu,
"ce soir on joue avec des métalleux". Je retrouve d'ailleurs ce dernier
assis à une table devant un expresso, le visage affublé du masque du
type qui n'a pas encore digéré sa dernière cuite. Je ne perds pas de
temps avec les salutations car pour l'instant seul compte le verre que
je m'empresse de commander. La bière a je ne sais quoi de symbiotique
avec le rock. Comme si assister à un concert ne pouvait se concevoir
sans un verre de mousse à la main. Alors quand en plus la soif s'invite
au bal...
Ca commence plutôt mal. L'organisation du concert ne
semble pas s'être souciée de la promo car après un temps conséquent
passé à boire de la Kronenbourg tièdasse servie gracieusement au
catering, le public fait cruellement défaut. Heureusement les metal
maniaques qui se préparent à monter sur scène s'en soucient guère. Ils
font partie de cette variété de musiciens pour qui rien ne compte plus
que de s'éclater entre eux, à échanger des propos sur la meilleure
façon de disposer leurs amplis pour un rendu sonore le plus efficace
possible, à narrer avec précision leurs dernières répétitions, à
s'envoyer des vannes bien lourdes ponctuées de rots tonitruants. Ne
vous méprenez pas, je n'ai rien contre ce style musical. Pour moi
"Killers" d'Iron Maiden est l'un des meilleurs albums qui aient été
composés. Seulement les représentants de cette caste n'ont pas besoin
d'une meute enragée de fans pour s'exprimer. Ils vivent leur musique
pour ce qu'elle est, de la pure adrénaline toute droite sortie de leur
inspiration.
Le groupe de mes potes n'est pas tout à fait sur la
même longueur d'onde. Face aux morceaux à rallonge des métalleux, leur
crédo c'est "quinze titres, quinze minutes!". On appelle ça du
grindcore, version sauvage et amphétaminée du punk. Un grand cri
sauvage qui vous prend les tripes et fait subir au cerveau l'équivalent
du mode essorage d'une machine à laver. Bref, ça déchire.
Leur set,
initialement prévu en levée de rideau, est finalement reporté. Deux
formations vont d'abord s'acharner à marteler les tympas de
l'auditoire. On a trop souvent tendance à croire que plus une salle est
grande, plus la sono sera puissante. Erreur. C'est au contraire dans
les petits clubs que le volume sonore se ressent véritablement à
travers tous les pores de la peau. Et on peut dire que les premiers
groupes à officier n'ont pas manqué de le rappeler. Les guitares
Jackson font vrombir les amplis et la double pédale de grosse caisse
remplit les vides. Les headbangers s'en donnent à coeur joie.
Pendant
ce temps je m'applique à engouffrer tout verre passant à portée de la
main. A l'extérieur du bar je fais connaissance avec la faune locale.
L'alcool aidant, je me lance dans une conférence improvisée sur ma
formation musicale, ma passion pour les Ramones, et mon ignorance
presque complète de la scène punk underground actuelle. En vieux
combattant, je place quelques références au sujet de la scène
alternative française des années 80. Ceux pour qui les noms OTH, les
Shérifs et Gougnaf Mouvement n'éveillent rien ne peuvent pas savoir de
quoi je parle. Ils représentent pour moi les échos assourdis d'une
adolescence rythmée par les concerts hebdomadaires dans des MJC
sordides et des salles aux sous-sol enfumés. Rien de noir dans tout ça,
mais au contraire des années glorieuses d'initiation aux trois accords.
Des années qui m'auront pour toujours marquées du sceau d'une culture,
d'une manière d'envisager l'existence qu'aucun évènement ne pourra
effacer.
Le temps passe et il est bientôt l'heure pour mes
camarades de passer à l'action. Seulement voilà je ne suis pas le seul
à picoler. A.... notamment s'en donne à coeur joie, oubliant sa gueule
de bois à grands coups de whisky et de soupe de houblon. Plus le moment
de réfléchir, la scène les attend. Crépitement d'une enceinte,
tintement léger de cymbale, puis soudain le Mur du Son!! Du chaos
acoustique s'élève l'harmonie de la rage à l'état pure, une rage
propulsée à la vitesse d'une 1100 compteur bloqué. Rien ne peut
résister au rock quand il est joué de cette façon. Imperceptiblement la
tête se met à osciller comme un Zébulon sous cocaïne, le souffle
s'accélère, et le coeur se prend pour une boîte à rythmes. Une minute
plus tard, le fracas acoustique cesse sans préavis, pour reprendre
soudain de plus belle. Les métalleux du Picolo ne s'y trompent
pas. En transe, ils s'emparent du chanteur pour le porter au-dessus de
leur tête, comme si en lui faisant prendre de l'altitude ses hurlements
allaient se répandre sur la Terre entière. Certains même vont aller
jusqu'à se foutre à poil.
Un quart d'heure plus tard, tout est
fini. Paradoxalement, après tant de fureur, des visages des musiciens
émane une étrange sérénité. La joie qu'ils semblent ressentir est
communicative. Je m'empresse d'aller les féliciter, afin de tenter de
partager avec eux cette magie, cette rare alchimie qui naît de
l'association d'une guitare, d'une basse, d'une batterie et d'un chant.
"Nous n'avons pas très bien joué" me diront-ils par la suite.
Qu'importe, j'ai eu ma dose...